Le temps d’un au revoir[1]
« Ce dont on ne peut parler, il faut l’écrire »[2] : Gilles Dowek est mort.
Ni périphrase, ni circonlocution : Gilles était attaché à l’emploi des mots justes. Et à quoi bon user d’une quelconque figure de style ? Aucune ne saurait atténuer l’affliction dans laquelle nous plonge le départ prématuré de notre collègue, compagnon de route et pour certains, ami.
Sous un faux air d’Alain Chabat, et doté d’un vrai charisme de savant humaniste à la fois drôle, cultivé et profond, Gilles est l’une des bonnes fées qui se sont penchées sur le berceau de la Société informatique de France à sa naissance. Il lui a transmis ses premiers dons : quatre piliers scientifiques[3] pour ancrer la discipline informatique, et une exigence éthique[4] pour la mettre au service de l’être humain et non l’asservir. Tout au long de ces années, il a su être un guide précieux pour accompagner sa croissance. Jamais dogmatique, toujours ouvert au dialogue, il était prompt à initier et alimenter les réflexions, notamment au sein de son conseil scientifique. Héritier des lumières, il était aussi à l’aise à discourir sur les sciences que sur les humanités. Il était particulièrement attaché à offrir aux jeunes la possibilité de se développer simultanément dans ces deux domaines et préconisait de « faire de l’enseignement des sciences une grande cause nationale »[5] en lui redonnant une place équivalente à celle des humanités dans le tronc commun du lycée. Passeur de sciences informatiques, il a œuvré avec énergie pour qu’elles deviennent accessibles à toutes et tous, et fassent partie intégrante de la formation des citoyennes et citoyens de notre temps[6].
Sans jamais regarder quiconque de haut, il nous aidait à prendre de la hauteur. Il n’en était pas pour autant déconnecté des réalités de terrain, savait poser des gestes simples et encourageait les métamorphoses[7] de la pensée en actes signifiants.
Très investi à la SIF, il l’était aussi ailleurs : membre actif de plusieurs comités d’éthique, cheville ouvrière du conseil supérieur des programmes… il savait assumer des engagements aussi bien professionnels que personnels.
Reconnu par ses pairs, il avait notamment été récompensé coup sur coup par l’Académie des sciences, en 2023 pour ses apports scientifiques, en 2024 pour son travail en histoire des sciences et épistémologie. Les paris allaient bon train pour savoir quelle récompense l’Académie lui attribuerait en 2025.
Nous le savions malade, il en parlait librement, sans pathos, mais il avait déjà largement déjoué les pronostics et nous voulions croire qu’il en serait de même encore longtemps.
Hélas, aujourd’hui, Gilles Dowek s’est fait hacker[8] ! Nous perdons un scientifique, un médiateur, un philosophe, un homme qui aura inspiré nombre d’entre nous par ses qualités scientifiques et humaines. Il laisse un riche héritage, écrit et filmé, qui traite de questions intemporelles et qui n’a pas fini de nous inciter à réfléchir. Il nous lègue aussi un regard optimiste dénué de tout angélisme, une invitation à poursuivre le développement de notre intelligence humaine les yeux grand ouverts sur le monde.
Et parce que sa voix ne s’est pas éteinte avec lui, laissons-lui le mot de la fin : la retranscription d’un extrait d’une intervention réalisée à l’occasion des rencontres philosophiques Michel Serres en 2023 :
« Je ne cherche pas spécialement à vous rassurer […], j’essaye juste de comprendre le monde dans lequel nous vivons et je crois qu’il n’est pas possible de comprendre le monde dans lequel nous vivons si la première question que vous vous posez c’est « Est-ce que c’est bien ou est-ce que c’est mal ? », c’est-à-dire cette question elle va bien sûr venir à un moment mais la première question ça doit être « Qu’est-ce que c’est ? » « Comment ça marche ? » « D’où ça vient ? » Et c’est seulement dans un second temps qu’on peut se poser la question de savoir si c’est bien ou si c’est mal […] »[9].

[1] Avec son compère Serge Abiteboul, Le temps des algorithmes, Le Pommier, 2017.
[2] Ce dont on ne peut parler, il faut l’écrire, Le Pommier, 2019.
[3] Les quatre concepts de l’informatique (https://edutice.hal.science/edutice-00676169/fr/)
[4] Un objet informatique a-t-il une éthique ? in É. Germain, C. Kirchner, C. Tessier, Une éthique du numérique : pour quoi faire, Puf, 2022.
[5] https://archive.socinfo.fr/wp-content/uploads/2022/01/EnseignementDesSciences-GrandeCauseNationale.pdf
[6] Rapport de l’Académie des sciences : « L’enseignement de l’informatique – Il est urgent de ne plus attendre. » https://www.academie-sciences.fr/pdf/rapport/rads_0513.pdf
[7] Les métamorphoses du calcul : une étonnante histoire de mathématiques, Le Pommier, Essais, 2007
[8] Avec Serge Abiteboul et Laurence Devillers, Qui a hacké Garoutzia ?, C&F Éditions, 2023.
[9] Retranscription de quelques minutes de l’intervention de Gilles Dowek « Comment l’IA peut changer le monde ? » dans les rencontres philosophiques Michel Serres à partir de 17’16’’ https://www.youtube.com/watch?v=Bx4KR50TTXo